
Tous les soirs sans exception, depuis le Théâtre Dejazet à Paris, je fais monter un spectateur masculin sur scène. Une fois que l'heureux, ou malheureux élu m'a rejointe, je lui fais déplacer quelques cartons, histoire de créer une connivence avec le public. Inutile de dire que je n'ai jamais sélectionné mes « déménageurs serviables » pour leur physique, mais plutôt pour leur facilité à pouvoir quitter leur siège sans déranger toute une rangée pour me rejoindre. Sans compter qu'avec les projecteurs braqués sur moi, il m'est impossible de vérifier si le monsieur que j'ai choisi au hasard est un play-boy rétamé du bulbe, ou un gentil père de famille. Mon équipe contrôle chaque soir, avant que les lumières de la salle ne s'éteignent, qu'il y a au moins un homme au premier rang. Ce soir-là, d'après Momo, Fifi et Serge, mes techniciens adorés, pas d'inquiétude car il y a au moins six représentants de la gent masculine devant. C'est sans doute là qu'intervient le hasard, ou le destin ou l'ange qui me protège... Pourquoi ai-je choisi de faire monter Benoist sur scène, plutôt qu'un des cinq autres ? Je ne sais pas. Qu'est-ce qui s'est passé ? Je ne sais pas non plus, mais quand il est arrivé à côté de moi, tout semblait simple, facile et évident. Il s'est mis à genoux devant pour me faire la bise et ça ne m'a pas énervée, alors que d'habitude je déteste qu'on se mette à genoux devant moi ! Il n'y a pas eu de c½ur qui bat à 2 000 à l'heure. Il était habillé exactement comme je déteste, d'un jean trop grand dans lequel il flottait, d'une vareuse de pêcheur qui avait dû faire toutes les mers du monde, et des sandales, genre moine partant pour Saint-Jacques-de-Compostelle. Je l'ai trouvé touchant et attendrissant. Pour avoir un regard aussi doux, il devait être curé de campagne. J'en étais pratiquement sûre. Mais je n'ai pas vraiment eu le temps de me poser beaucoup de questions, le public m'attendait ! Il est redescendu de scène, j'ai continué le spectacle et tout aurait pu en rester là.
Ce soir-là, plusieurs gamins en fauteuil roulant sont en coulisses pour me rencontrer. Je me prête aisément à une séance photo avec chacun. Je signe des autographes. On papote. On me signale que le cuisinier qui a préparé le repas pour l'équipe souhaite me dire bonjour, ce que j'accepte aisément. Ça me permettra de lui expliquer ma fatigue et de m'excuser de ne pas rester. Et à votre avis, qui vois-je arriver ? L'homme que j'avais choisi de faire monter sur scène, accompagné d'une petite fille de neuf ans qu'il me présente comme sa filleule Julie. Le cuisinier des Saint-Jacques, c'est lui. Je leur signe des autographes à tous les deux. Toujours pas de petites cloches, ni de coup de tonnerre mais une sérénité et une évidence. Benoist a encore cette photo de moi, sur laquelle j'ai écrit : « Pour Benoist. A bientôt ». On se dit au revoir et il file en cuisine vérifier la cuisson de son plat.
Je commence à regretter très fort ma fatigue et me dis que si je pars, je vais peut-être passer à côté d'un moment important de ma vie. Car tout aurait pu en rester là, si Valérie n'avait pas eu l'idée de demander à Benoist, sans mon accord, je tiens à le préciser, son numéro de portable. Sous le prétexte complètement bête et surréaliste que le lendemain je voudrais m'excuser de ne pas avoir goûté les Saint-Jacques. Elle me suggère de l'appeler immédiatement, à minuit, pour lui proposer de venir nous rejoindre pour manger quelques huîtres dans la brasserie dans laquelle nous nous sommes installés. Patrick trouve également que c'est une bonne idée, mais je calme tout le monde. J'ai trop l'habitude de me planter et je n'ai pas du tout envie de m'emballer. Non, on ne l'appelle pas. Valérie, encore plus têtue que moi, lui laisse quand même un message sur son portable, en lui faisant notre proposition honnête. Aucun appel ne vient troubler notre fin de soirée.
Le lendemain, alors que nous roulons en direction d'Arcachon, le téléphone de Valérie lui signale un message. C'est Benoist qui a rappelé pour nous souhaiter une bonne continuation et nous dire que si on repassait dans la région, il ne fallait surtout pas hésiter à l'appeler, et que si la vie voulait, on se reverrait. Il avait juste coupé son portable en sortant du spectacle la veille et venait juste d'avoir notre message. Valérie et sûre que c'est bon signe et pendant deux jours Patrick et elles insistent pour que je lui téléphone. Qu'est-ce que vous pensez que j'ai fait ? J'ai cédé et j'ai rappelé. Dans ma chambre d'hôtel, face au bassin d'Arcachon... Tremblante, comme une gamine à son premier rendez-vous. Je compose son numéro. Une sonnerie, deux, trois, Benoist décroche. Je me lance : « Bonjour, c'est Mimie. Je ne sais pas du tout pourquoi je vous appelle. Je vous jure que c'est la première fois que je fais ça, mais je crois qu'il s'est passé quelque chose l'autre soir sur scène et j'avais envie de vous parler. Je n'appelle pas tous les mecs que je fais monter avec moi, je n'en ai d'ailleurs jamais appelé aucun, mais là, il fallait que je le fasse. Voilà, c'est ridicule et si vous voulez, je raccroche. » Je reprends enfin ma respiration, attendant avec angoisse un son de voix à l'autre bout. Ça me fait très plaisir de vous entendre. » Et voilà, la vie m'avait ouvert une porte. On s'est parlés pendant trois semaines, dix fois par jour au téléphone. On a commencé à faire connaissance, en se découvrant toujours plus de points communs. »
∞-∞ © Sophie Roussel ∞-∞